Covid_19: l’évidence d’une échéance inéluctable, celle de notre propre mort.

Mort surréaliste, photo Ben Goossens

A l’instar de bien des gens de mon âge, je me sentais mal dans cette époque, et  depuis un moment déjà. Il est vrai que nous avions connu ces temps lointains, qui n’étaient pourtant pas bénis, où l’on pouvait rire de tout et de tout un chacun sans qu’un tribunal numérique, médiatique voire juridique voue le farceur aux gémonies.  Pour autant, je m’en contentais.

Mais depuis quelques jours, il en va quand même autrement. Ce virus qui depuis trois mois  assaillait d’autres populations, il est arrivé chez nous. Nous ne savons pas  grand chose de lui, à peine comment s’en garder, et l’on nous dit qu’il ne menace réellement qu’environ 2% d’entre nous. Voilà qui est bel et bon.

Comme tant d’autres sur les « réseaux », j’ai d’abord moqué toutes ces mondiales précautions, arguant chaque fois de la dangerosité bien plus forte de cette mauvaise grippe (contre quoi je suis vaccinée), à quoi ce virus fut comparé. Aujourd’hui, mon avis diffère, car la question que je me pose, vous vous la posez aussi : Et si j’en faisais partie,  de ces 2% ?

Nous voici confrontés à l’un de ces scenarios « catastrophes » qui  font pour certains dont je suis les délices de soirées télé où l’on tremble de peur pour des personnages fictifs en imaginant vaguement ce que nous ferions à leur place. Mais c’est au réel que nous faisons face à présent, comme le soldat dans sa tranchée : la balle qui vient d’en face sera-t-elle pour moi ?

Voilà ce qu’aujourd’hui je ressens, cette proximité d’une échéance que l’on m’annonçait pourtant, mais à 15 ou 20 ans d’ici. Cela change un peu ma vision des choses.

J’ai eu comme la plupart de nous mon lot de joies, de peines, d’échecs et de maigres succès mais je puis dire,  très sincèrement,  que j’ai globalement bien vécu.

J’ajouterai même que finalement, j’aurais aussi quelque plaisir à vivre encore, sachant que sans traitement et sans vaccin, ce virus-là, si j’en suis atteinte, je ne lui survivrai peut-être pas.

Merci d’avance à ceux qui m’ont suivie et accompagnée jusqu’ici, en espérant, quand même, aller plus loin……

 

 

 

Entre deux solstices, une rédemption suédoise de Henning Mankell

Ile sur la Mer Baltique

« Les chaussures italiennes » : voilà un livre qui peut réconforter, à plus d’un titre,  ceux que leur âge ou leurs regrets inquiètent ou préoccupent,  mais pas seulement. Les lecteurs de Philip Roth me comprendront. Les fidèles de Kurt Wallender seront peut-être surpris, à moins de bien connaître Henning Mankell qui a tant de ressources.

Le retrait du monde, quand il n’est que fuite en avant n’engendre trop souvent qu’isolement,  solitude, puis désarroi. Entre l’écrivain de New York (Nathan Zuckermann) quittant le monde au fond du Massachusetts et le chirurgien de Stockholm (Frederik Wellin) sur un îlot de l’archipel,  il y a au départ une même démarche : fuir, lâchement fuir. Le monde, certes, mais pour le second,  d’abord soi-même.

Pendant quinze ans pour le premier, douze pour le second, passés dans la solitude et l’isolement, ce qui les amène à peu près au même âge, autour de 70 ans.

On sort quelque peu affligé du roman de Roth qui ne nous épargne jamais rien, non sans humour d’ailleurs, de ces redoutables décrépitudes dont nous sommes l’un ou l’autre un jour menacés. Ni de nos désillusions. Et encore moins de cette extinction générale des feux que la Foi, seule, peut limiter.

Que l’on vive à New York, à Stockholm où à Paris, la même absurde vanité domine tous les champs de la vie, rythmés par les courants de bruits, de modes, de pressions, et surtout d’apparences. La pire d’entre elles étant la « quête » d’authenticité, de « transparence » et de sincérité. Rien n’est pourtant plus authentique que la cité elle-même, élevée hors de terre par les hommes sincèrement convaincus qu’ensemble, rassemblés, ils peuvent défier leur solitude. Mais le fantôme de Zuckermann ne planera pas longtemps sur New-York, où plus rien ni personne ne l’attend. L’obsession de son âge, de son état, de son incontinence surtout le ramèneront au « désert ».

Ce qui rend attirant le roman de Mankell, c’est l’espoir qu’il suscite par ce cheminement d’un homme quasiment ordinaire en somme que l’on découvre,  au fil des pages,  brisé par son orgueil plus encore que par sa propre faute. Un homme que le passé, abruptement surgi en la personne d’Harriet, premier amour lâchement abandonné des décennies plus tôt, ramènera finalement, entre deux solstices, au présent d’autres vies que la sienne, à sa propre rédemption et à une vie nouvelle.

La vie des autres : un tour du malheur rédempteur

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Vanité (Franz Hals)

Je ne connaissais rien, nul n’est parfait, d’Emmanuel Carrère* dont j’avais pourtant abondamment fréquenté les écrits de la mère, Hélène (Carrère)- d’Encausse. J’ignorais encore (merci Google) qu’il avait scénarisé cet étonnant roman de Béatrix Beck, Léon Morin prêtre  il y a tout juste dix ans et que j’évoquais ici il y a quelques jours encore.  J’ai bien failli laisser en route ce livre qu’on m’a prêté : le malheur, auquel je n’ai pas échappé moi-même m’entoure déjà suffisamment,   et j’ai toujours évité,  en littérature,  le réel qui submerge déjà  nos magazines, nos ondes et nos écrans jusqu’à la nausée.

Il y a pourtant,  dans ce petit livre, autre chose qu’un poignant récit qui vaut pour certains de le lire, et d’en sortit, peut-être,  éclairés.  Le chapitre consacré à la Justice,  de la formation  à la fonction des juges et à leurs comportements contrastés est de ce point de vue  particulièrement édifiant et cru, comme la mise en lumière des dégâts causés par les crédits renouvelables,  producteurs d’une évitable misère souvent soulignée ici.

A l’instar d’un Thierry Bizot qui redécouvrait, par-delà  l’Eglise, l’amour divin, ou de ces hommes de lettres, de spectacle ou de medias  dont les vies semblent si éloignées de celle des gens ordinaires, qu’ils relatent ou exhibent pourtant abondamment, notre auteur  est confronté, dans son entourage, à ces malheurs inéluctables que provoquent les cataclysmes,  le cancer, la dégradation,  la mort et, par relation interposée, la misère quasiment programmée. Mais au-delà de cette confrontation, c’est à la demande d’en faire le récit, par les protagonistes eux-mêmes, qu’il doit faire face.

De l’ analyse dans laquelle il doit se plonger pour relater ces histoires tragiquement vraies jaillit,  pour l’homme qui les raconte, la mesure  de ses propres limites,  une nouvelle perception du sentiment, et en quelque sorte, sa propre rédemption.

Rien n’est à négliger de ce qui peut rendre meilleur. Porter le nom d’Emmanuel aurait pu l’y mener plus tôt.

* d’autres vies que la mienne, P.O.L., Paris, 2009 ; 310p

voir aussi :

http://www.republique-des-lettres.fr/10724-emmanuel-carrere.php

Mourir est inéluctable. Etre « euthanasié » de plein droit ne doit pas l’être.

Une chance que l’euthanasie (la bonne mort) ne soit pas, dans l’immédiat du moins, en passe de devenir légale en France.  Il n’y aurait rien de plus terrible, à terme, pour notre humanité.

Mourir dans la dignité, comme le souhaite l’Association du même nom, est la préoccupation de chacun. Ce mouvement fut à l’origine, et de ce point de vue, une tentative pour résoudre la pesante question de notre longévité, des accidents de la vie, et surtout de tous les maux qui l’accompagnent ; mais cela devient aussi, fort malheureusement, un encouragement au déni du sens inexorable de la vie, qui est d’abord de VIVRE, ce à quoi s’emploient, souvent fort difficilement, la plupart des êtres humains qui luttent (*) pour elle.

Abréger la souffrance, nous dit-on. Mais il semble pourtant que la science, la médecine et notre législation elle-même en donnent le moyen.

wikicommons
source : wikicommons

Les cas récents et surmédiatisés de malades incurables réclamant un suicide assisté, les procès liés, depuis des décennies déjà, à ces affaires toujours tragiques qui, les uns et les autres, en appelent à nos émotions rendent aujourd’hui le débat malsain. Cette dictature de l’émotion , pour emprunter à Patrick Verspieren, s.j. et à son excellent article (Etudes, sept 2008, pp.149-152) ne mène plus qu’à une regression complète de tout principe d’humanité, (Jean-Claude Guillebaud), qui repose sur les principes les plus élémentaires de la Morale.

S’il est impensable pour un catholique (mais pour d’autres croyants aussi) d’imaginer donner la mort, fût-elle douce, les libres-penseurs peuvent néanmoins concevoir les dérives qu’une telle législation pourrait induire : la suppression progressive (en douceur) de vies perçues comme pesantes, voire inutiles, dans le champ desquelles s’agglutineraient les trop vieux, les trop malades, les trop déviants, les trop… différents. Cela rappelle des souvenirs plus que fâcheux.….

Dino Buzzati donnait déjà un  aperçu éminemment caustique du sort des premiers dans sa « Chasse aux vieux » (Le K et autres nouvelles, Laffont, 1967) ; caustique, donc, et d’autant plus réjouissant que la morale y reprend ses droits : le jour où le chasseur, devenu vieux, est chassé à son tour. Et cela, c’est inéluctable !

* le terme de recherche « lutte pour la vie » génére des millions d’occurrences francophones sur Google !

« Qu’a-t-il fait », Jean Le Fèvre d’Ormesson, gentilhomme, philosophe, écrivain, esthète et catholique ?

Cette question, qu’il se pose tout au long de son dernier livre,  appelle pour moi une réponse franche et immédiate : il a écrit. Pour le plus grand plaisir de ses nombreux lecteurs. Sans doute s’est-il beaucoup raconté, mais se racontant, c’est toute l’Histoire qu’il leur conte. L’histoire générale, l’histoire des sciences, des lettres et des arts, l’histoire du monde et celle des hommes. Il leur fait rencontrer un « milieu » qui n’est pas forcément le leur, qui les fait quelque fois rêver, que certains jalousent, que d’autres carrément récusent. Mais la Révolution est déjà passée, ne leur en déplaise. Les gentilhommes d’aujourd’hui travaillent et,  s’il leur arrive de réussir, c’est aussi, quelquefois, parce qu’ils ont du talent.

M. d’Ormesson aura eu, comme il l’a encore, le talent d’aimer la vie, d’aimer dormir, d’aimer rêver, d’aimer aimer. Certes, il a eu l’opportunité de le faire ; mais il a eu, comme il l’a encore, le talent de faire partager le fruit de sa curiosité insatiable : une culture d’honnête homme qui imprègne chacun de ses livres sans jamais la moindre afféterie, car il a la simplicité des grands.

Ce qu’il a fait : témoigner d’un temps qui n’est déjà plus le nôtre, mais auquel il s’est adapté. Eveiller des curiosités, attiser des élans, ouvrir des regards et, peut-être, des consciences. Il a tant aimé Chateaubriand qu’il a su, aussi, le faire aimer à d’autres. J’en suis. Qui sait si, sans ses évocations passionnées, j’aurais jamais eu cette ardeur à me plonger, m’y délectant, dans les Mémoires d’Outre-tombe ?

Château de Saint-Fargeau
Château de Saint-Fargeau

Je passe chaque été  par Saint-Fargeau pour me rendre en Bourgogne, et chaque fois ressens cette même émotion : c’était là le Plaisir de Dieu, autant dire un temps qui n’est plus. Dieu, dont Jean d’O ne craint pas de parler, car il est catholique, tout imprégné de ces valeurs chrétiennes qu’il a si bien rappelées l’hiver dernier aux Chrétiens de France pour sauver ceux  qui souffrent en Irak.

Je déplore pourtant qu’il consente encore,  par obligation sans doute, à se « produire » sur certains plateaux-télés où la laideur de l’environnement le dispute le plus souvent à la vulgarité tonitruante de l’animateur : que va-t-il faire dans ces galères ?

Cette vieillesse qu’on nous annonce si longue: espoir ou juteux marché ?

Se dire aujourd’hui, à cinquante ans, qu’un demi siècle est encore devant, cela peut laisser songeur. C’est pourtant devenu affreusement banal. Enfin, pour les centenaires d’aujourd’hui, nés au siècle dernier. Ils sont plus de 20.000 cette année, contre 100 en 1900. On en prévoit 4 fois plus en 2050, c’est à dire bientôt.

C’est là un des grands paradoxes de notre temps, où tout est mis en oeuvre pour que nos vies soient les plus longues possibles, avec infiniment de précaution, mais où ces mêmes vies sont décrétées presque inutiles avant même d’avoir atteint 60 ans.

Oh, le Législateur fait bien des efforts pour faire croire aux citoyens que nous sommes qu’il faudra travailler plus longtemps, que l’expérience n’est pas sans valeur et que les têtes chenues sont assezDanielle Darrieux à 89 ans dans le film d'Anne Fontaine (2006) bien faites encore pour éclairer la lanterne de leur jeunes successeurs. Mais qui le croit ?

La tentative d’un marchand de savon pour imposer à nos abribus l’image de beautés décaties ou de femmes ordinaires a fait long feu : cela n’était pas vendeur. La banalité et la vieillesse ne sont pas acceptables par le « marché ». Dommage, car plus on veillit, plus le savon s’impose pour rester « frais » !

Il n’y a guère que les « vieilles dames anglaises » qui aient eu grâce à nos yeux : le teint rose et poudré, l’oeil bleu porcelaine, une senteur de lavande. Est-ce bien encore le cas, d’ailleurs, hormis celui de Sa très gracieuse Majesté ? L’Angleterre n’est plus, elle non plus, ce qu’elle était.

Alors, il reste à ceux qui vivent d’une apparence à essayer de la garder : mais le résultat escompté est le plus souvent affligeant. La beauté de Mme Deneuve et de tant d’autres femmes, sublimes ou non, n’a pas résisté aux bistouris réparateurs : rien ne peut réparer ce que le temps a détruit. Ces visages tendus, « botoxés », cette illusion jugée flatteuse n’est que désatre pour ceux qui la vivent : ils savent, dans leur intimité, ce qu’est leur réalité. La seule force de l’âge est de tenter de l’assumer. Et si possible avec gaité.

Les « Huit femmes » que François Ozon avait mis en scène représentaient tous les âges de la vie d’une (jolie) femme, de ses prémisses à son achèvement : toutes les transitions sont difficiles. Parvenu au faîte (qu’on y aspire ou pas), il faut bien se résoudre à descendre. Les visages martyrisés par la chirurgie ne se promettent pas de beaux jours. L’égérie de feu Saint-Laurent n’aura jamais plus au même âge la fraîcheur et la pétillance de Danielle Darrieux, demeurées intactes; il est vrai aussi qu’elle n’a jamais eu son talent.

J’ignore pour ma part où se trouve la grâce d’avoir à vivre si longtemps, même si cela ne concerne au fond que très peu de monde : l’espérance de vie moyenne ne dépasse pas, aujourd’hui encore, 85 ans. Du moins est-ce un facteur de prospérité pour certains marchés : celui des cosmétiques (voir lien INSEE) est en constante progression, comme le devient celui de l’aide à la personne. Encore faudra-t-il trouver des volontaires…..de plus de 60 ans ?

Ces catastrophes que la Terre nous impose comme leçons d’humilité

Heureux les temps plus anciens où les nouvelles du monde ne nous parvenaient qu’avec lenteur, souvent après analyse, presque toujours avec mesure. Mais la mesure, aujourd’hui, est celle d’un monde immédiat et universel où chaque évènement peut-être vécu simultanément par tous ceux qui accèdent à l’information, soit aujourd’hui déjà près d’un milliard d’internautes, et près du quart de la population mondiale dans les trois ans à venir. La moitié de la population française est aujourd’hui connectée.*

La première décade de notre mois de mai offre à elle seule un panel de désastres assez terrifiant : cyclone meurtrier en Birmanie, tornades ravageuses aux Etats-Unis, puis un séisme majeur en Chine, dont les ondes continueront un certain temps à se propager avec autant de ruines et de détresses induites.

La liste ne sera jamais exhaustive de tous les malheurs qui nous assaillent, nous-mêmes et tous nos semblables, contre lesquels nous sommes le plus souvent complètement impuissants et dont la connaissance immédiate et redondante risque davantage, à terme, de nous incliner au repli plus qu’à la compassion à laquelle l’Espérance nous invite et que la Charité nous impose.

Il est probable que de tous temps et en tous lieux, la Terre a produit tout autant de ces éclats que nous avons très longtemps ignorés. Aujourd’hui, il suffit de se connecter à un site spécialisé (voir lien ci-contre) pour suivre pas à pas ces évolutions, qui sont considérables et terrifiantes, et dont les plus catastrophiques sont un tropisme juteux pour les medias, toujours avides de fournir à leurs spectateurs ce sang et ces larmes qu’apparemment ils attendent et qui les fascinent, tant il est vrai que la violence (et sa représentation) sont consubstantielles à notre nature** pour assumer notre combat vital et assouvir nos vanités.

Bien loin hélas de l’humilité que devrait nous imposer la conscience de notre fragilité. Celle de toutes ces vies perdues ou brisées, celles des autres, mais tout aussi fatalement les nôtres dont aucune n’échappe, quelque jour, à un malheur.

* étude Nielsen-MediaRatings pour JournalduNet (2007)

**voir Werner Balzer, La sensorialité et la violence in Revue française de psychanalyse, 70,2006,1

Quels employeurs pour les « seniors » ? Quelle retraite pour les vieux demain ?

On a considéré, dans les années 80, que les « jeunes loups » étaient une denrée précieuse pour les entreprises. Ce fut la grande époque des golden boys qui, tout frais nantis de brillants diplômes et souvent d’une maigre expérience, se sont vu confier des missions importantes, risquées non seulement pour eux, mais aussi pour ceux qu’ils dirigeaient. Ce fut la grande mode aussi du « toilettage » des entreprises où l’on éliminait d’abord les plus vieux. On ne peut pas dire de ce point de vue que les années Mitterrand aient été fort charitables pour les plus de 55 ans. On a alors largement puisé, et pendant vingt ans, dans le FNE et mis au rencart toute une population active souvent compétente, toujours expérimentée, qui représentait un savoir-faire qui dans bien des cas ne s’est plus transmis.

La France a trop longtemps cultivé ce paradoxe qui a permis de voir, dans le même temps, des cadres dynamiques et autres créateurs divers effectuer des semaines de 60 heures ou même davantage, harassés par des responsabilités, des objectifs et des emplois du temps parfois insupportables, et une population active mise en situation de précarité, choisie ou non, assistée ou pas et dans tous les cas plus ou moins exclue des fruits de la croissance, fût-elle modeste.

Les premiers sont usés avant 60 ans, quand ils n’ont pas succombé, dès 50, à un cancer, une crise cardiaque ou un accident dû à la fatigue. Ils ne sont pas nécessairement enthousiastes à l’idée de prolonger le contrat. Les seconds n’ont pas toujours eu l’occasion d’améliorer leurs positions ni leurs scores, ils ont de surcroît pris de l’âge presque malgré eux et en France, les recruteurs n’aiment pas les vieux.

Cet acharnement à ne considérer l’âge productif qu’entre 25 et 45 ans est exclusivement français. Le calcul des retraites devient d’autant plus simple : un grand nombre de salariés sont donc condamnés à ne cotiser que vingt ans, 25 à trente tout au plus.

La solidarité dans le travail n’est plus depuis longtemps ce qu’elle était. Il faudra bien se résoudre, c’est déjà le cas aujourd’hui pour les moins de quarante ans, à épargner les rentes qui leur permettront, plus tard, de subsister.

A moins que l’on ne considère enfin, chez nous, que l’expérience vaut son pesant d’heures de travail et que les « jeunes retraités » d’aujourd’hui, qui se sont largement investis dans le bénévolat*, représentent à eux seuls une masse de cotisations perdues pour ceux qui les suivront bientôt. On peut d’ailleurs s’interroger sur les limites d’un bénévolat qui est peut-être, pour certains de ses prescripteurs, une autre forme de profit ?

voir étude, sous la direction de Jacques Malet « La France bénévole » http://www.associations-patrimoine.org/filemanager/files/lafrancebenevole2006.pdf

Mourir de faim

Du point de vue purement médical, mourir de faim suppose une lente et douloureuse agonie qui peut durer de 8 à 12 semaines. Du point de vue éthique et religieux, c’est tout simplement inacceptable dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre.

Je ne suis pas économiste et ne m’avancerai pas sur les causes d’une famine qui se profile à notre horizon dans les contrées moins heureuses que la nôtre. Même si aucune époque n’a de ce point de vue été épargnée, mourir de faim dans un monde qui offre par ailleurs tant de prospérité ressortit du simple scandale, de la honte, d’une insulte à l’humanité et à son Créateur. Ceci étant, les famines ont souvent pour causes d’autres fléaux que ceux que la nature a toujours imposées, toutes époques confondues.

Le XXème siècle a été le terrain d’une idéologie dont sont encore victimes (Corée du Nord, Cuba ou à présent le Népal) quelques malheureuses nations. Les famines plus ou moins orchestrées* en Ukraine dans les années 30 ou en Chine trente ans plus tard en témoignent. On évalue pour celles-ci l’hécatombe à plus de 35 millions de morts.

De ce point de vue, la carte de la faim, établie par la Food and Agriculture organization (FAO) pointe les zones à risques, au centre desquelles l’Afrique, lieu de conflits incessants et de catastrophes écologiques, détient aujourd’hui le triste record.

On peut donc s’interroger sur le rôle que la plupart des Etats ont bien voulu accorder au travail de leurs démographes, qui ont sans aucun doute largement prévu, et depuis assez longtemps, ce que serait à peu de choses près la situation du Monde aujourd’hui, de sa population et donc de ses besoins vitaux. On imagine mal en effet une quelconque prospective qui ne tiendrait pas compte, en la matière, des études rigoureuses et détaillées réalisées ici et là par par tant de chercheurs sérieux. On peut d’ailleurs se faire une idée (voir le site de prospective de population de l’ONU) de ce qu’il pourrait être demain. Dommage qu’on y ait pas pensé plus tôt, car nous avons aujourd’hui en la matière, à ce qu’on dit, vingt ans d’erreurs derrière nous.

S’il devient difficile pour les pays nantis d’assumer leur devoir d’assistance, il est effarant de savoir que dans certains Etats, pour le plus grand malheur de leurs peuples, les dirigeants ne prévoient ni ne gèrent que pour eux-mêmes le pouvoir et ses attributs dont ils profitent abondamment, sans égard pour leur propre pays ni ses populations. Que des fortunes, parfois fondées sur l’aide humanitaire internationale, souvent sur le détournement de fonds publics, s’amassent hors de leurs frontières et se dépensent … chez nous.

Ceci étant, c’est aujourd’hui que des hommes, des femmes, des enfants, ici ou là, meurent de faim. C’est là le signe d’un mépris inqualifiable. De la science, de la connaissance, de la volonté, de la liberté et du travail des hommes.

* conséquences directes gestions totalitaires

« La route » de Cormac McCarthy ou l’insoutenable effort de vivre

Il n’y a de prime abord rien de plaisant dans ce livre étrange, maussade, où les mots s’amenuisent en même temps que l’espoir.

L’espoir ténu qui mène un homme, son enfant et leur caddie vers un ailleurs qui n’est plus nulle part. Car du monde, rien ne subsiste que de rares survivants, des eaux troubles, un air opaque, les structures déchiquetées de constructions irradiées et le goudron fondu de La route.

Cette vision terrible de ce que serait le monde après un de ces cataclysmes banalisés par les fictions, traduit sans doute cette peur, cultivée par les mêmes fictions, de l’éclatement de notre société représentée ici par ce caddie, vestige le plus trivial de notre matérialisme effreiné.

Mais elle peut être aussi celle de la misère extrême que chacun peut atteindre à un moment ou l’autre de sa vie. Quand le monde s’écroule à la suite d’une épreuve, d’une maladie, d’un deuil, d’une perte d’emploi. Ou pire encore, à cause d’une guerre généralisée.

Le monde n’est plus, ici, qu’une allégorie, celle de la misère suprême, tant physique que morale, à laquelle parviennent nombre des héros de Cormac McCarthy. Mais alors que Suttree évoluait dans un monde ordinaire, nos deux routards progressent dans un no man’s land où la vie elle-même n’est plus qu’une survivance, où l’Autre n’est plus défini comme un semblable, mais d’abord comme un ennemi, sachant qu’il existe, peut-être encore, quelques gentils.

Cette route n’est décidément pas plaisante à suivre, et l’on se force un peu à naviguer dans ce néant, attendant au détour des pages un espoir, une lueur qui ne viennent jamais. Les mots se raréfient à mesure que la progression confirme le désastre. Mais l’homme, toujours, reste humain, avec cette urgence de vivre jusqu’au bout. Jusqu’à la mort, qui le prend sans qu’il ait le temps de savoir que l’enfant, lui, sera sauvé.

A l’heure où l’on s’interroge sur l’opportunité pour certains d’abréger des fins de vies difficiles ou insoutenablement douloureuses, il n’est pas anodin de voir ainsi loué l’effort de vivre et d’ assumer jusqu’à son terme la vie donnée, sa grandeur, sa misère et sa nécessité.